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Dans la catégorie Lecture au coin du feu

Un peu de douceur pour finir le week-end...Un thé, un carré de chocolat et un livre...

Par yayoun - 19-10-2008 19:07:07 - 1 commentaire

Extraits:

" Elle était là, immobile sur son lit, la petite phrase bien connue, trop connue : Je t'aime.
Trois mots maigres et pâles, si pâles. Les sept lettres ressortaient à peine sur la blancheur des draps.
Il me sembla qu'elle nous souriait, la petite phrase.
Il me sembla qu'elle nous parlait :
- Je suis un peu fatiguée. Il paraît que j'ai trop travaillé. Il faut que je me repose.
- Allons, allons, Je t'aime, lui répondit Monsieur Henri, je te connais. Depuis le temps que tu existes. Tu es solide. Quelques jours de repos et tu seras sur pieds.
Monsieur Henri était aussi bouleversé que moi.
Tout le monde dit et répète "Je t'aime". Il faut faire attention aux mots. Ne pas les répéter à tout bout de champ. Ni les employer à tort et à travers, les uns pour les autres, en racontant des mensonges. Autrement, les mots s'usent. Et parfois, il est trop tard pour les sauver. "

Erik Orsenna, La grammaire est une chanson douce

 

"Depuis quelque temps, déjà, autour d'eux, le mot rôde, guettant le moment, qui ne peut pas tarder...Et en effet, le voici... ce qui pouvait se contenter de se réfugier dans la grisaille protectrice des paroles les plus ternes, les plus effacées, est devenu si dense, intense, cela exige une place à soi, toute la place dans un vaste mot solidde, puissant, éclatant...

    Et le mot est là, tout prêt, le mot "amour", ouvert, béant...ce qui flottait partout, tourbillonnait de plus en plus fort s'y engouffre, se condense aussitôt, l'emplit entièrement, se fond, se confond avec lui, inséparable de lui, ils ne font qu'un...

     Le mot "amour" entouré d'un halo de lumière, tel l'ange annonciateur est entré...il est reçu avec la même soumission, la même résignation, la même humilité, la même joie timide et la même crainte.

     Le mot "amour" est entré, apportant la connaissance, détruisant l'innocence...et aussitôt les humbles paroles échangées perdent leurs vides parcourus d'à peine perceptibles tremblements...elles deviennent toutes plates, inertes...des voiles dont l'amour n'osant pas se montrer pudiquement dehors se recouvre. 

      Elles sont des camouflages à l'abri desquels, prudemment, hésitant à s'exposer, il se dissimule...elles sont tout ce qu'il parvient à trouver pour le plaquer sur soi, s'en faire une carapace...Mais sous la poussée irrésistible de sa croissance, sous la puissance de son expansion, elle craque, éclate, les paroles disloquées s'éparpillent...et du silence au-dessus de leurs débris qui gisent dispersés le mot "amour se dégage...

       Peu nous importe lequel des deux...mais ils portent aussi maintenant, mais nous pouvons maintenant leur donner à eux aussi un nom...lequel des deux amoureux en premier le prononce. Le mot "amour" est là, en eux, tout prêt à déborder, ils l'ont tout au bord des lèvres. 

      Le mot "amour" et ses dérivés, "je vous aime, je t'aime, nous nous aimons"...quand ils sont prononcés, quand ils sont répétés, comme les paroles des prières que des voix innombrables à travers les âges de génération en génération ont récitées, répandent la sécurité, l'apaisement. 

     Celui qui après tant d'autres, avec tant d'autres les prononce, accepte humblement d'être l'un d'entre eux, de n'être qu'un parmi eux. 

     Le mot "amour" passant de l'un à l'autre accomplit ce miracle: des mondes infinis, fluides, incernables, insaisissables prennent de la consistance, deviennent en tous points semblables, faits d'une même substance. L'"amour" est en chacun d'eux. 

    Le mot "amour" quand il monte aux lèvres des amoureux, quand il se montre au-dehors, est comme le pavillon aux armes du souverain, qu'on hisse sur un palais pour signaler que l'hôte royal est arrivé, qu'il est là, dans ses murs. 

     Un palais jusqu'ici désaffecté, aux mornes salles inhabitées, qui maintenant s'anime, resplendit, nettoyé, frotté, poli, repeint à neuf, empli de toutes choses magnifiques que l'"amour" rassemble...

    Certains de ceux qui ont la chance de résider dans une de ces splendides demeures au milieu de tant d'oeuvres d'art rassemblées permettent par moment aux badauds admiratifs et respectueux, attroupés devant leurs façades fermées, d'y pénétrer, de défiler silencieusement, de s'extasier..."

  

N. Sarraute, Le mot amour in L'usage de la Parole, 1980.  

 

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